AU CONTRAIRE
par Eric Clémens
Nous sommes, avec Norbert Hillaire, en présences j’écris le mot au pluriel
de quelque chose, pardon, de quelqu’un de vertigineux… Qui en tout cas
m’a toujours donné le vertige : professeur, écrivain, critique, sémioticien,
amateur d’art, historien de tous les arts et pas seulement contemporains, de
leur prolifération exponentielle, du vitrail au numérique, érudit mais dans des
savoirs multiples, y compris philosophiques et scientifiques – peutêtre est-
ce un indice de sa proximité avec le physicien LévyLeblond, auteur … d’Aux
contraires (paru chez Gallimard) ! Et voici l’artiste…
Praticien après voir théoriquement pénétré dans les arcanes de toutes les
productions dites culturelles, les démêlant pour volontiers les déconstruire,
comment diable atil l’envie et l’audace d’y ajouter son grain de sel ?
D’abord parce que peintre, il l‘a toujours été. Puis, parce qu’il y ajoute moins
qu’il n’y intervient : invente entre. Pourquoi « entre » ? D’abord je suis son
livre sur L’expérience des lieux esthétiques (paru chez L ‘Harmattan) pour
sortir des impasses de l’art contemporain, en premier lieu « l‘impasse
autoréférentielle », mais aussi celle de la « médiasphère sans événement »,
échouant dans la délocalisation et l’atemporalité des nouvelles technologies.
Ensuite, pour œuvrer entre voir et savoir, entre l’artiste qui sait et le
spectateur qui ne sait pas, entre le professionnel et l’amateur. Et, partant,
pour créer des objets à l’extrême pointe de la contradiction, des choses
« intermédiaires » et l’énergie entre elles, entre mouvement et rétention,
entre hasard et intention, comme entre peinture, dessin, photographie, entre
A désirer ainsi se porter « entre », que veutil dire ou plutôt faire ? Des
Photomobiles ? De quoi s’agitil à travers ce motvalise, facile à déchiffrer ?
De mobiliser la lumière pour donner en partage un espacetemps porté au
Mais de quoi et comment ? Les « machines de vision » ne manquent pas et,
avec la variété proliférante des « mobiles », ces appareils portables qui
conjuguent captation de sons et d’images, communication et inscription, bref
télévisions de toutes sortes, nous pouvons tous partout tout le temps
photographier tout ! Ou même le filmer. Sauf que la succession des images,
si elle donne l’impression du mouvement, ne modifie pas la vision, elle la
régularise. En tête des notes dont il a accompagné son expérience, Hillaire a
placé une citation de Baudelaire : « je hais le mouvement qui déplace les
lignes »… Pourquoi sinon parce que ces dernières, quoiqu’immobilisées,
mais éclatantes d’inventivité dans cette immobilisation même, sont grosses
d’une liberté qu’un mouvement codé abolit. De fait, notre perception du
monde n’estelle pas modelée par les conventions cinématographiques
devenues télévisuelles : une perception en tout point sériée ? Hillaire
s’introduit dans ce monde et sa façon de faire pour non pas le reproduire tel
quel et quoi de plus ready made (redoublé, représenté, retombé dans
l’imitation la plus avachie) pour nous qu’une photo d’actualité ou un téléfilm ?
, mais pour transgresser sa fixation de l’espace et du temps.
La règle traditionnelle de cette fixation par l’image était la perspective. Et l’art
moderne, on le sait, n’a eu de cesse de s’en échapper, généralement en y
renonçant sans l’affronter : d’où le retour de ce refoulé, le laisseraller
perspectiviste dans la platitude des moyens audiovisuels quotidiens. Ce sont
eux, avec eux, avec le plus banal des smartphones, que les Photomobiles
prennent à rebours. Car au contraire de la perspective qui fixe le décor,
Hillaire introduit en effet la ligne de fuite dans l’ensemble de l’image : il met
en fuite la fixation au lieu même de sa saisie. Il l’accomplit déjà par le choix
des objets : essuieglaces, route, grue, avion, pont, balcon, coupole, ciel,
corps, meubles,… Il l’accomplit surtout dans le traitement de leurs images
par des cadrages qui semblent perpétuellement décadrés : gros plans
obliques jusqu’au baroque, plans en contreplongée, dans la profondeur de
champ, en diagonale des corps coupés ou de corps troubles, des couleurs
noyées (dont le titre « Noyade de l’eau » accentue encore le paradoxe de
l’image), d’un bord de lac en échappade, d’un pont penché, de feuilles pliées
ou froissées, d’un trou de coupole, d’objets inclinés, d’une route et d’un ciel
renversés, écrasant ou écrasés ou au trois quart masqués, de stries
dessinées… Et il parachève ces malfaçons par le tracement d’une ligne
dorée interrompant notre façon de voir habituelle laquelle ne manquerait pas
de reconstituer l’image convenue.
Par tous ces procédés, les Photomobiles captent un horschamp dans le
champ, un mouvement dans l’immobilisation, un entrelacement. L’essuie-
glaces, en ce sens, apparaît comme un « ready modèle » qui indique au
contraire la sortie du « tout fait » : par son balayement, il s’interpose et
mobilise le temps et l’espace immédiats de la vision. Et le traitement
photomobile de celleci multiplie son altération, montre son échappée,
encore une fois sa ligne de fuite, une ligne mobilisée sur toute la surface de
l’image, située et distanciée en même temps (je reprends les mots mêmes
de l’artiste, toujours penseur de ses créations), ce qui devient ainsi un
Les Photomobiles de Norbert Hillaire nous invitent à inventer une vision en
fuite volumineuse. Partager les enveloppements de la lumière, n’estce pas
s’approcher du soleil ? Au risque d’y perdre l’œil, sa vision centrée, mais
peutêtre aussi de regagner dans cette trouée l’inquiétude et le déséquilibre.
A distance des impasses postmodernes, les Photomobiles sont bien près
de nous faire retoucher au contraire, à la part maudite de l’art.
Bruxelles, octobre 2011