Carte blanche à l’infini, Pierre Célice au musée d’Evreux

I. Regardons cette acrylique sur toile de 1989. Les rouge brique de traits ou de biffures orientées de manière oblique (comme une écriture) y dominent avec une esquisse de cadre elle aussi rouge. Pourtant, on le devine, la proposition est plus complexe que cette simple trame balisée par un cadre. A y regarder de plus près, cette trame rouge révèle une profondeur que l’on soupçonne plus qu’on ne la voit, à travers une deuxième couche posée en aplats et qui vient recouvrir,  opacifier, obstruer, suturer ou faire écran à une troisième couche, dont on soupçonne par les accidents et les imperfections de ce recouvrement qu’elle a été bleue ; ainsi se révèle, mais en se cachant et comme par défaut, une profondeur de champ, comme la mélancolie d’un paysage ou d’un décor qui auraient disparu de la scène. Pourtant, ce n’est pas encore assez, et l’œuvre ne se réduit pas à ce jeu des recouvrements et des palimpsestes, des repentirs et des accidents de la structure. Quelque chose d’une question adressée par l’œuvre à la fois à la trame qui la soutient (ce que Célice appelle parfois un filet) et au spectateur, surgit au premier plan, et qui vient rompre l’équilibre relatif de ce jeu des surfaces et des trames que l’on vient d’évoquer. Trois surfaces vaguement géométriques (jaune, verte et bleue) surgissent de part et d’autre de cet ensemble, qui semblent à la fois interrompre le jeu et lui donner un autre sens, ouvrir un espace au-dedans même de l’espace de la trame. Le paradoxe est que cet élément allogène, hétérogène, on s’en aperçoit très vite, a une fonction régulatrice pour tout le tableau. Comme une stase ou extase. Ekstasis qui,  en sortant le tableau de lui-même, permettrait au spectateur d’y entrer vraiment (je ne trouve pas d’autre image pour faire sentir cette idée que celle d’un tableau célèbre de Francesco del Cossa, qui, dans son Annonciation, a peint en  bas de son tableau, et presque sur la bordure horizontale  de celui-ci,  un escargot à échelle 1 qui semble traverser la toile de gauche à droite: situé à la frontière entre le réel de l’espace du spectateur et l’illusion de l’espace de la toile, c’est, si l’on peut dire, la réalité de l’illusion perspective comme telle qui est mise à distance, qui nous est donnée à voir).

II. « Il faut sauver le contour », nous dit Francis Bacon (phrase reprise dans le livre que Gilles Deleuze consacre à Bacon). Mais le sauver de quoi ?
Du désastre de la disparition du paysage en peinture et de la profondeur de champ sur lequel celui-ci s’ouvrait (et s’oeuvrait), car le paysage contenait à la fois la mesure de l’espace et de ses plans, et ouvrait en même temps des zones de liberté au geste, invitait à un désordre relatif, à la « petite sensation » et aux blancs cézanniens, il faisait tenir ensemble le contrôle et la liberté (et on verra que pour Célice comme pour Bacon, mais par des voies très différentes, c’est là tout l’enjeu) : à rebours de cet espace désormais porté disparu, c’est le rien qui domine, la platitude d’une peinture rendue à sa seule surface d’inscription (et on connaît la fortune de toutes ces œuvres désoeuvrées qui hantent la modernité naissante, de Flaubert jusqu’au livre sur rien mallarméen, comme l’angoisse de la page blanche de ce dernier). Ou encore ces esthétique du peu, dont le vingtième siècle offre tant d’exemples. On ne peut manquer ici d’évoquer la figure de Beckett, l’auteur D’en attendant Godot, ami de Célice, qui eut ce mot pour dire à son ami peintre son absence d’inspiration : « le sac est vide ».
Mais ce rien, ce vide, cette évidence (au sens de cet art de faire le vide, dont le parangon serait le carré blanc sur fond blanc de Malévitch) a son revers, ou son corrélat dans le trop plein de marchandises, d’objets manufacturés, puis transfigurés et mis en spectacle dans les villes modernes, élevés enfin à la puissance de signes, d’images, d’informations données en excès, dans les moindres recoins, les moindres interstices encore inoccupés du monde moderne, au point qu’il faudra bien inventer une esthétique du banal, partir à la recherche de cette beauté moderne qui se cherche et qui doit bien exister quelque part dans les plis de la grande ville, dans ses écarts incommensurables : toute l’oeuvre de Célice est dans la recherche toujours recommencée de ces écarts.
La modernité n’a cessé de mettre l’accent sur cet excès de signes qui confine à la cécité, au blanc qui finit par tout confondre et neutraliser dans une impossible discrimination des objets, des valeurs, des hiérarchies, des possibles. Ce n’est même plus aujourd’hui la marchandise transfigurée dans l’esthétique des « passages » que célébrait Walter Benjamin, c’est la normalisation post-haussmanienne et post-corbuséenne de nos milieux et de nos cadres de vie, dans une sorte de grisaille impossible à cerner, à circonscrire, à discriminer, à contourner (et c’est là un des sens possible de la phrase de Bacon, quand il nous dit qu’il faut sauver le contour). Mais sauver le contour ne signifie pas qu’il faille résister à l’advenue d’un monde nouveau en sauvant les meubles de l’ancien, ou s’aveugler sur la réalité aveugle de ce blanc-gris qui s’annonce et emporte tout, car ce serait renoncer au réel propre à la modernité, dans une sorte de mélancolie de l’authentique – et les grands artistes modernes et contemporains ont tous la passion du réel (leur négativité est moins destructrice que soustractive, nous dit Badiou). Il faut alors accueillir le monde qui vient, à travers la puissance de ses artifices et de ses faux-semblants, du quadrillage et du maillage très policé de ses villes.  Il faut donc en prendre acte, et comme composer avec lui. Passer entre les mailles du filet, du piège qu’il nous tend, mais en prenant le filet comme paradigme même de la peinture. Et c’est là la méthode de Célice (un peu comme Andy Warhol prend acte de la puissance des médias pour composer avec eux).
A (et sur) ce blanc sursaturé, qui est comme le regard de l’aveugle, il faut opposer (et apposer) une couche de blanc supplémentaire destinée à révéler encore le paysage-monde, mais dans le soulignement même de ce qui a disparu en lui, sous l’effet cumulatif des mots et des choses qui ont fini par le recouvrir et à le voiler à l’âge moderne (comme le CO2 voile le ciel). Démarche soustractive, mais par un jeu sans fin d’additions et de soustractions.

En ce sens, (et selon une démarche qu’il faudrait ici questionner en résonance avec celle d’un Villeglé, qui lui aussi procède par un jeu d’écarts entre soustractions et accumulations, effacements et recouvrements des images et des signes de la publicité urbaine), l’œuvre de Célice porte l’évidence d’un sens, mais un sens retenu, qui se tiendrait en réserve, sur une arête fuyante entre surexposition (ce sont souvent de très grands formats, ceux là même des échelles de la ville et de ses murs) et sous-exposition (cette peinture est celle d’un âge d’après l’invention de la photographie, et aussi, on le verra de la photocopie).
Et, c’est un point central de cette œuvre : les jeux du noir et blanc y occupent le devant de la scène, comme une tension, ou une opposition aux accents toujours renouvelés.
C’est en ce sens là que cette œuvre, à la fois obstinée et réservée (à l’instar de son auteur), entêtée dans l’invention de son monde propre et comme sourde en apparence aux injonctions du monde contemporain, se trouve  en réalité en prise directe avec lui.
III. Mais quelle est la nature de ce « colloque », à la fois savant et secret, que l’œuvre de Célice entretient avec ce monde, le nôtre ? On pourrait dire que  cette œuvre ouvre un monde en se fermant au monde réel. Mais on a vu que ce serait trop simple, car ce serait omettre et ne pas voir à quel point la réalité bourdonnante d’aujourd’hui parle au cœur même du silence de Célice. Cette parole est d’abord celle des murs (dont il n’est pas vain de rappeler ici qu’ils voulurent prendre la parole en 68). Et il est évident que cette peinture a quelque chose d’un art mural – mais d’un art mural qui refuserait toute appartenance à un ordre ou un régime de visibilité/lisibilité trop convenu (et si l’on peut évoquer parfois une sorte d’écriture à propos de Célice, il faut vite reconnaître que celle-ci demeure illisible, et que c’est plus alors d’une pulsion graphique qu’il faudrait parler, en résonance avec la pulsion scopique qui la sous-tend ) : ni figuration narrative, ni expressionnisme fût-il abstrait, aucune militance, aucun « cri », ou volonté de conspuer un ordre établi et trop contraignant dans ces « murs » qui semblent vouloir dire quelque chose, mais quelque chose qui refuserait le pathos de l’art engagé, qui refuserait de dire l’Histoire (ou les déceptions de l’Histoire, après que Hegel eut proclamé que l’art est une chose du passé, et qu’il n’est plus la forme historique de présentation de l’Idée).  Un art, de ce point de vue comme évadé de l’histoire de l’art, ou peu soucieux de régler ses comptes avec l’art classique et son histoire, un art transhistorique (ou alors un art qui se mesurerait à d’autres temporalités, celle de l’anthropologie et de l’étude des ethnocultures, par exemple : et il est frappant de constater la parenté de l’œuvre de Célice avec l’art décoratif des Ndebele, tel qu’il s’applique en particulier au traitement des murs et des façades).
Pas de message donc dans cette parole, ni de profession de foi post-avant-gardiste, mais plutôt quelque chose qui rappellerait ces espèces d’espaces qu’affectionnait Georges Pérec dans les villes modernes, et qui s’offrent à la curiosité du promeneur, du passager, du spectateur du temps selon le principe d’une énonciation piétonnière (Certeau), affranchie de toute contrainte d’espace et de temps  trop synchrones avec les rythmes de la vie actuelle.
Un spectateur qui aimerait surtout, dans les choses et la réalité « infra-ordinaire »même qui nous entoure, ce que Godard dit aimer dans le cinéma : « ce que j’aime en général au cinéma, c’est la manière dont les choses baignent dans la lumière de leur absence d’explication ». Dans une sorte de pur présent, qui nous serait donné à habiter pourvu que nous le voulions.
C’est cette absence d’explication, comme une surdité au logos,  qui semble avoir, dès le début, fasciné Célice (et il y a chez Célice une fascination pour le cancre), ou plutôt cette impossibilité de trouver les clés de l’existence en général, comme de la sienne propre, ailleurs que dans l’accueil même des choses, telles qu’elles se présentent à nous, dans l’énigme de leur propre lumière et comme par accident. C’est là sans doute une autre modalité de ce « rien », ou de ce presque rien, dont Célice entend écrire le livre. Mais son « livre sur rien » à lui est paradoxalement un livre sur les choses, et, comme disait Francis Ponge, sur leur « parti pris ».
Comme si, dans ce monde débarrassé des dieux, de la Grande Peinture d’Histoire, mais aussi des boursouflures romantiques du moi, et finalement rendu aux seules et pures conditions de l’espace et du temps, il restait encore quelque chose à faire, à partir de ce (presque) rien (un peu à la manière de ces moines zen qui peuvent voir l’univers entier dans une fève).

Mais quoi ? Et que reste-t-il alors, en propre,  au peintre ? Il lui reste l’atelier, et les instruments qui ont fait sa gloire ancienne (pinceaux, godets, pigments) ; il lui reste le souvenir des paysages, il lui reste le souvenir de l’école – mais non celui de ses leçons de choses et de ses leçons d’histoire dont les explications ne l’ont pas convaincu. Il lui reste plus précisément encore le souvenir de ses cahiers d’écolier, de leurs marges à travers ou à partir desquelles il doit être possible de s’échapper de la leçon d’histoire comme il est possible de s’arracher à la géographie de son quartier en allant faire l’école buissonnière (c’est ce que fit Francis Ponge un jour, qui décida de ne pas aller à son bureau où l’attendait une journée ordinaire d’agent d’assurance – et ce jour là, Ponge devint le poète qu’il était).
Les pinceaux, les souvenirs du paysage, les cahiers d’écolier, ce sont là les éléments ou les repères, les ingrédients à partir desquels Célice construira toute son œuvre, comme à l’écart d’une histoire de l’art qui semble elle-même zigzaguer entre moderne et contemporain, et dont le balancier semble inexorablement pencher, dans l’immédiate après-guerre du côté de New-York (et c’est cette distance qui fait de Célice un peintre résolument moderne et résolument contemporain, résolument européen et résolument américain. Le dilemme de l’abstraction géométrique et de l’abstraction lyrique n’est pas le sien, et son œuvre, s’inscrit à la fois dans l’héritage européen d’un De Stael, ou d’un Hayden dont il fut l’élève, et en résonance avec celle d’un Pollock qu’il admire, ou avec ceux qui viendront après, comme Basquiat ou Keith Haring – le seul mouvement, finalement très atypique qu’il croisa sur son chemin étant  Cobra).

Cette double appartenance ou cette non appartenance a pour conséquence une grande liberté dans le choix des formats de cette œuvre. Il n’y a pas d’opposition entre les grands formats américains et le cadre, aux échelles plus réduites, de la peinture européennne. Les pinceaux, les godets sont comme les restes mais agrandis et  métamorphosés, de ces arbres qui faisaient le bonheur des peintres de paysage, même après l’invention d’un nouvel espace pictural chez Cézanne.
Arbre, pinceau, ou simple tâche verticale dans les œuvres qui suivront, ces éléments récurrents ne sont pas tant des figures, des représentations (fussent-elles schématiques), que des marqueurs rythmiques de la toile, des régulateurs ou des écarts qui ouvrent l’espace à l’infini, dans le mouvement de leur déplacement incessant d’une toile à l’autre, ou au sein d’une même toile. Comme si quelque chose d’un ordre ancien était encore à l’œuvre dans l’œuvre actuelle, enfance buissonnière ou paradis perdu des peintres, et dont l’œuvre actuelle serait comme l’ombre portée. A la fin de toutes les écoles, il reste l’enfance de l’art, et comme chez Twombly, c’est cette paresse ou cette maladresse originaires qu’il faudrait réinventer  au cœur même de l’œuvre en train de se faire, comme son arrière-plan sur lequel il faudrait sans cesse revenir, mais moins dans le sens d’une nostalgie que d’une anamnèse .

IV. Ainsi, un autre trait majeur de l’œuvre de Célice tient à son rapport au double, à la réplique.  C’est toute la question de la répétition, de la reproduction, et de la seconde fois, dans un monde privé du miracle des commencements et de la première fois,  monde livré au doute du défaut d’origine,  avec la mort du Dieu, annoncée par Nietzsche . L’art du paysage était encore un art du commencement, du surgissement et de l’apparition d’un monde qui délivrait en creux le message d’une présence au-delà du paysage, d’un infini qui se tapissait dans la profondeur de champ des arrières mondes et des arrières plans.
Mais tel n’est plus le cas avec cette autre modalité de l’infini, issue de la modernité et de la science industrielle de la reproduction mécanique des objets en série, laquelle interdit désormais la représentation de l’original, comme un pur apparaître auréolé dans sa gloire.
Ce que Benjamin énoncera en termes définitifs, quand il parlera de l’aura, comme de l’apparition d’un lointain, aussi proche soit-il. Cette disparition de l’aura dans la répétition mécanique de l’oeuvre d’art trouve heureusement sa compensation dans l’existence de nouvelles modalités de l’expérience esthétique, mais qui relèvent plus désormais de la trace et de l’enregistrement – de nouvelles modalités de l’apparaître en différé, comme après-coup, que de l’apparaître pur. L’accent est mis désormais sur les moyens, sur les médias, sur les techniques de la trace et de l’enregistrement, plutôt que sur le pur présent des choses et de leur apparition,  tel qu’il se manifestait au temps de l’aura.
Quelque chose d’un voile vient recouvrir le réel, d’une médiation, la médiation des écrans qui font écran à la représentation pure du peintre. Et qui viennent effacer la possibilité même du paysage comme apparition. « Quand, écrit, Déotte, avec la modernité, « l’aura » est condamnée à disparaître ou à ne subsister que sur le mode fantasmagorique, c’est nécessairement au profit de l’autre mode de l’apparition, selon une temporalité légitime et une autre illégitime. On pourrait dire que « l’aura ayant fait son temps, s’ouvre le règne de la trace, qui se révélera tout aussi duplice que le premier. Et donc quand les appareils  « industriels » » (photo, cinéma) s’imposeront à la perception comme enregistrements de traces, ce sera comme un bienfait puisque (selon Benjamin), « la vie dans la société humaine est devenue périlleuse. Sans le film, on ressentirait la perte de l’aura à un degré qui ne serait plus supportable ».
Sauf, devrait-on ajouter, à transposer les technique de la trace et de l’enregistrement dans l’espace de la peinture même, une peinture qui tenterait alors de retrouver le miracle de l’aura au temps de la trace, et les chercherait dans la trace et l’enregistrement eux-mêmes.

Le peintre procédant alors d’un art dont le modèle serait l’enregistrement cinématographique même ou d’autres techniques propre à l’âge industriel (et on verra que c’est bien par strates d’enregistrements successifs que procède le travail de Célice, un art de la prise recommencée, de  la reprise, et du repentir, du zoom avant et arrière). Benjamin encore : « le peintre conserve dans son travail une distance normale vis-à-vis de la réalité de son sujet – par contre le cameraman pénètre profondément les tissus de la réalité donnée. Les images obtenues par l’un et par l’autre résultent de processus absolument différents. l’image du peintre est totale, celle du cameraman faite de fragments multiples coordonnés selon une loi nouvelle ».
Il faudrait dire alors  que Célice est un peintre-cameraman. Et si la caméra est aussi la technique des zooms avant et arrière, de l’approche tantôt grossie tantôt réduite du réel, bref, du trouble des échelles, des formats, de la destitution des proportions idéales inhérentes à l’espace perspectif de la Renaissance, on ne s’étonnera pas d’apprendre que Célice est passé maître dans l’usage des photocopieuses, et des possibilités d’agrandissement qu’elles offraient.
Enregistrer la trace de ce qui n’a plus lieu, comme le paysage,  selon le principe d’une pure apparition dans l’œil du spectateur, la trace de ce qui s’efface et se dérobe, et dont il ne faut finalement conserver que le geste même à l’œuvre,  dans sa tentative de retenir l’objet dans sa fuite. C’est là exactement la manière dont Beckett envisage la peinture, lui l’écrivain ami des peintres, et de Hayden et Célice en particulier. Beckett qui écrit que :
« La peinture moderne est marquée par «l’assaut donné à l’objet », objet qui se dérobe et à propos duquel Beckett se demande : « Car que reste-t-il de représentable si l’essence de l’objet est de se dérober à la représentation ? Il reste à représenter les conditions de cette dérobade. ».
C’est pourquoi il y a chez Célice un art et une recherche constants de l’équilibre entre, d’une part,  le geste souverain qui s’enlève sur la toile et s’aventure à travers l’incertitude d’un trait comme livré à lui-même, et promis à sa dépense pure et sans limites (car ce trait ne vise plus tant à saisir et à cerner un objet  n’y a plus rien de représentable), et d’autre part, la conservation et le contrôle du mouvement propre de cet « enlèvement » et de sa grâce sur la surface du tableau, et qui serait comme la manifestation de l’aura dans la trace.
Un peu comme, dans le cas de la calligraphie chinoise, on peut, et même il faut,  distinguer entre la protention du geste même de la main, et la rétention ou la conservation de ce geste dans une sorte de mémoire en temps réel.
Comme s’il y avait, incarnés dans un même trait, deux éléments distincts et qui se superposent en deux strates temporelles, deux couches d’espace-temps opposées : l’emportement du geste vers l’horizon d’un sens en train de s’inventer, et le retournement orphique du trait sur lui-même, qui arrête et qui contient, à tous les sens de ce mot cet emportement, et au fond, permet à l’œuvre de tenir, de se tenir comme suspendue entre présent passé et futur, mais de tenir aussi face à un monde avec lequel elle ne communique plus par les voies et les chemins habituels de la ressemblance et de la figuration.
Cet arrêt se traduit chez Célice par une volonté de cadrer, d’encadrer cette processualité et cette gestualité sans limites qui font de son œuvre comme un tissu, un territoire, un réseau maillé à l’infini. Et chez lui, comme chez d’autres grands artistes de la transition moderne-contemporain, le bord, le cadre, la limite sont à la fois marqués et franchis, interposés et transgressés. Les choses étant à la fois en vie, en train de se faire, telles un work in progress, et déjà accomplies,  comme achevées dans ce qui est indissolublement leur présence et leur représentation.
Ainsi quelque chose d’une mimesis originaire (Déotte), d’une  répétition qui se « répèterait » sans fin dans le trait lui-même a lieu, comme si le trait venait à se représenter lui-même dans le double mouvement de son tracé et dans la représentation de ce mouvement, mais arrêtée. On serait presque ici dans les effets-retards de la chronophotographie de Etienne-Jules Marey, comme dans un jeu entre mobilité et immobilité. Et c’est ce qui confère à cette œuvre cette grâce et cette ouverture constante vers un au-delà d’elle-même, mais un au-delà qui se tapirait au cœur même de ses contradiction rythmiques internes, entre fini et infini, identité et altérité, être et devenir, entre vitesse et lenteur, entre expérimentation et transmission.
Le modèle de l’œuvre ici, c’est du côté de la danse qu’il faut le chercher. Si la danse est bien cette chorégraphie, cette  marche ou cette course qui se représente elle-même, qui s’écrit en se mimant elle-même. Entre le geste de la main sur la toile et le pas du danseur sur la scène, il n’y a qu’une différence de degré et de modalités de l’enregistrement, de vitesse et de lenteur, mais non de nature (et il n’est que de voir à l’œuvre un Pollock sur sa toile, Pollock qu’aime tant Célice), pour reconnaître le bien-fondé de cette comparaison de la danse et de la peinture.
De cette dualité ou de cette duplicité résultent un goût prononcé pour les dyptiques. Mais aussi, pour la répétition sans fin et comme obsessionnelle du même tableau (il y a chez Célice comme une scène originaire, un moment fondateur, qui s’incarne dans un petit tableau  sur lequel Célice sent lui-même qu’il lui faudra revenir, tableau qui réalise pour la première fois dans son œuvre la transfiguration du paysage dans quelque chose d’autre). Comme si, dans un monde privé d’origine et d’original, il fallait chercher dans la copie, dans le principe même de la série et de la répétition étendu à l’infini, le modèle d’une peinture toujours déjà disparue et toujours en train de renaître, comme si commencement et fin devaient absolument coïncider au service d’un pur présent de l’œuvre. D’où cette impression de fugacité, de fragilité dans ces œuvres qui semblent nées de leur propre effacement,  corrélatif au mode particulier de surgissement, presque d’effraction,  qui est le leur des couches diverses qui se croisent à leur surface et s’effacent en se chevauchant. Mais aussi, cette impression qu’un monde est là, donné dans sa présence pure et intense, dans le jeu des  vibrations chromatiques et l’enchantement  des formes qui l’anime.
« Comment, se demande Alain Badiou,  faire de l’art une sorte de matin éternel sans restaurer la répétition ? Comment échapper à l’usure du  commencement ? » (et, devrions-nous ajouter au temps où la répétition est devenue le mode privilégié d’existence et de circulation même des formes symboliques dans les industries culturelles).
Eh bien, répond Badiou, en concevant l’œuvre d’art comme «  combustion presque instantanée de la puissance de son commencement. L’idée directrice est que commencement et fin en viennent à coïncider dans l’intensité d’un acte unique. Comme le disait Mallarmé, « le drame a lieu tout de suite, le temps d’en montrer la défaite, qui se déroule fulguramment ».
Il en va finalement de la peinture de Célice et de cette mort du paysage dont elle se soutient,  comme du Dieu défunt de Nietzsche: si Dieu est mort, l’ ombre portée de cet événement, nous dit Nietzsche,  commence de se répandre sur l’Europe. De même, l’ombre du paysage n’en finit pas de hanter, tel un revenant, tout l’œuvre post-figurative de Célice, comme son arrière plan, comme sur ce quoi il lui faut toujours revenir. Et c’est justement de cet impossible épuisement du sens toujours à venir dans sa quête, que procède le principe même de répétition de cette « écriture »/peinture qui semble revenir obsessionnellement sur le même tableau, sur ce même « événement » pictural comme porté disparu avec la perte de l’objet qui le soutenait, mais en y trouvant chaque fois autre chose que ce qui y était attendu, et qui dès lors vaut comme une carte blanche donnée à l’infini, dans la déception même de notre attente et de notre désir de voir au delà .

Dans le texte de présentation de l’exposition Beckett au centre Pompidou, on peut lire ce passage dans lequel l’auteur compare les approches de Lacan et de Beckett, dans leurs textes sur la peinture, pour en relever la proximité : « Jacques Lacan citait l’apologue antique du concours entre deux peintres grecs : Zeuxis et Parrhasios. Parrhasios l’emporta sur Zeuxis qui avait peint des raisins si ressemblants que les oiseaux s’y étaient trompés. Ce que Parrhasios peint, sur la muraille, c’est un voile si ressemblant qu’il trompe les hommes qui lui demandent de leur montrer ce qu’il a peint derrière ce voile. Au-delà de la représentation de l’objet, la peinture se montre ici dans son essence : celle de solliciter le désir de voir au-delà, au-delà d’une suite de plans-couleurs-matière, un objet impossible. L’objet est ainsi, comme le dit encore Lacan au sujet de l’œuvre d’art en général, « élevé à la dignité de la chose », qui demande de lever le voile des apparences pour pénétrer dans d’autres profondeurs. (Le Séminaire, livre VII, L’Ethique de la psychanalyse, Seuil, 1986.) Profondeurs du désir, car selon Lacan, la chose est ce qui cause le désir, désir de voir dans le cas de la peinture. » Tout Célice est là.